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Les attentes assassines : après le « pourquoi », le « comment »

Gueule poisson monstreMon précédent article vous annonçait une longue réflexion visant à décoder comment les attentes les plus communes pour ceux qui désirent un changement (notamment, dans mon métier, les managers, dirigeants, commanditaires d’interventions de formation,  d’accompagnement de projets ou de régulation au sein des organisations)   peuvent conduire à des contradictions entre des besoins  et l’impossibilité d’y répondre efficacement en certaines situations ou selon les domaines.

Sa lecture vous aura montré que ces impossibilités tiennent à la confrontation de deux paradigmes dont les prémisses, modalités de pensée, de représentation et d’action s’opposent , bien qu’elles puissent être complémentaires.

J’en viens maintenant à envisager en quoi les diverses attentes citées, bien qu’apparemment « de bon sens » , constituent potentiellement des freins au véritable changement et à certaines transformations nécessaires de nos organisations et systèmes.

Remémorons nous quelques unes de ces attentes, avant d’explorer les pièges qu’elles tendent aux décideurs :

          « Concret et pragmatique »
          « Rapide et efficace »

           » Pas trop compliqué : de la simplicité « 
          « Une garantie de résultat : certitude et cohérence »
          « Changer les acteurs »  :  (sous-entendu : pas le système !)
          « Si possible « pétillant »
        « Dans l’air du temps » :  pas trop éloigné des tendances du moment
          éventuellement « De notoriété ou d’image reconnue «   
          et , last but not least :  « Voilà la demande : l’offre doit y répondre directement « 

Comme je l’avais déjà écrit :  » Toutes ces attentes paraissent intelligentes et légitimes …    : Sauf que … ! »    Chacune d’entre elles contient en elle même des pièges pour certains domaines ou situations : ce sont ces pièges qui rendront l’attente difficile voire impossible à satisfaire …

Le constat des attentes maintes  fois déçues génèrera soit la stagnation dans une routine démobilisée, soit la course en avant vers des services, thèmes, approches ou méthodes paraissant novateurs …  mais qui auront la même efficacité limitée si les pièges ci-après décrits  ne sont pas déjoués !

1:  « Concret et pragmatique »

 a) Les contraintes de temps et de rentabilité,   la prédominance de la culture opérationnelle et technique : Voilà qui explique cette attente et ce besoin de « concret ».

Mais « concret » signifie t’il  » observable » parce que de l’ordre d’un « cela » objectivable : ou bien « réel » même s’il s’agit d’un phénomène subjectif ?  Un sentiment , est ce concret ? Non …  la démotivation d’une équipe gagnée par le doute ou la frustration , est-ce concret ?

 L’organisation par étapes d’un projet de développement commercial est bien concrète : le travail sur les valeurs, ou la régulation des visions opposées  qui ont conduit à l’élaborer , est-ce concret ?

Les phénomènes subjectifs, les fonctionnements des systèmes groupaux ou sociaux sont-ils on non  « concrets » , piloter des processus ou être dans des modalités d’interaction  qui auraient des effets d’apprentissage de modes de communication, de régulation, de remobilisation … est ce concret ?

Bref , je vois ici le risque qu’il y aurait à attendre d’une intervention qu’elle se fonde sur les prémisses « modernes », en se focalisant sur ce qui est observable de l’extérieur, sans trop se pencher sur tout ce qui appartient au domaine du subjectif.

Or , tout ce qui appartient à ces domaines est pourtant une réalité bien « réelle » …

Alors certes , les « grands principes » et les théories, voilà qui n’est pas concret : sans doute sont-ce là les aspects qui suscitent la méfiance… A juste titre … Pourtant , si la théorie ne vaut rien par rapport au réel, rien ne vaut une bonne théorie pour en comprendre le « mode d’emploi » !

Nous sommes ici plutôt devant la difficulté à appréhender les sciences de la complexité : ces théories et grands principes ne touchant déjà pas à des réalités « concrètes » mais à des réalités subjectives , on est dans l’abstraction à la puissance deux.  Pensez donc : de la théorie sur de l’abstraction !   Une affaire de purs intellos !

Ce sera pourtant le lieu commun des approches nées des prémisses de l’époque post-moderne ! Qui aurait pensé,  voici 50 années , l’importance que prendraient les loisirs, les plaisirs  la communication, les émotions … ? Les voici pourtant qui ont largement gagné leurs places dans notre existence quotidienne  et  comme sujets d’études dans nos universités !

b) Un autre risque derrière cette attente de « concret et pragmatique » serait celui d’appliquer une logique linéaire à un problème systémique, ce qui ne ferait que renforcer le problème.

En effet , il ne peut y avoir de réponse toute faite ni de solution unique en matière systémique : l’évolution est le fruit d’un ensemble d’ajustements des divers composants ou acteurs  du système, confrontés à la nécessité de revoir leurs interactions (externes ou internes) .

« Si l’on veut piloter les systèmes, il faut renoncer à contrôler les hommes, mais animer efficacement  leurs fonctionnements »  :  Et comme l’observateur a une influence sur le système non seulement par les actes concrets posés, mais aussi par les attitudes et postures adoptées, il y a donc à la fois nécessité d’une boîte à outils des dimensions subjectives mais aussi d’une évolution personnelle dans les attitudes et représentations ! La simple acquisition de méthodes (techniques et méthodologies) sans changer soi-même dans ses affects, énergies, représentations, et sans adopter une posture cohérente limitera l’effet de l’action .

Et ici , un énorme problème rencontré dans les organisations est l’ Incompétence des managers et pilotes  à animer efficacement ces dimensions subjectives :  Ceci ne faisait pas partie des compétences nécessaires jusqu’ à lors.

 2: « Rapide et efficace » : l’erreur de la non prise en compte du facteur temps et du « tissé ensemble »

Ici, ce sont la volonté de maîtrise du résultat et la recherche de simplification qui tendent le piège : sans doute cette attente est elle judicieuse en matière technique et organisationnelle « pure »  (quoique pas forcément réaliste) : Mais dès lors qu’il s’agit de fonctionnement d’une équipe ou d’une organisation aux différences de vue , de priorités , de fonctionnements : la rapidité et l’efficacité finiront par n’être possibles que par un mode de pilotage absolutiste (une seule voie, une seule voix … si possible la mienne évidemment !)

La confrontation aux différences, ainsi que la prise en compte des aspects subjectifs (émotions, valeurs …) suppose des moyens adéquats pour en dégager un équilibre consensuel (ou pas !) .

Cela demande des compétences nouvelles , notamment celles d’un « tissé ensemble », et du temps  : En effet  , en matière de comportements et de mentalités , le résultat n’est obtenu qu’avec un « effet retard »  , et dépend également des rétroactions systémiques : si le reste du système ne met pas en place des actions vers le changement, le système ne changera pas,  car les interactions n’auront pas changé.  (rétro-actions négatives).

Quant au temps :   Dans un monde ou le temps coûte de plus en plus cher, et où l’argent est un critère majeur, sinon prioritaire, on se trouvera vite dans la spirale négative que constitue le fait d’avoir à résoudre des phénomènes purement subjectifs , engendrés par le rythme incessant et la course au résultat, sans vouloir prendre le temps nécessaire pour le faire, ou sans mesurer que l’efficacité en ces matières ne se mesure pas en argent , mais en critères appartenant eux aussi  plutôt au domaine de la subjectivité… (Même si  ces résultats devraient pouvoir avoir des conséquences mesurables en termes objectaux. (économiques, temps …)

Cette spirale se terminera le plus souvent soit par un délitement, soit par une prise de pouvoir d’un chef qui reprendra en mains le chaos. (Ou par la succession des deux , ce qui est l’histoire de toutes les civilisations)

Sur les compétences nécessaires : Les missions et fonctions portant sur les phénomènes humains, sur les fonctionnements systémiques , supposent des compétences et des postures spécifiques , faisant la part belle aux dimensions du « Je » et du « Nous » , et pas seulement sur le plan purement analytique et intellectuel. Intuition, capacité à décoder et gérer les émotions et tensions, conscience des « arrière-plans » ,..; font partie d’un professionnalisme , et ne sont pas seulement « des gadgets de développement personnel ».

Explorer, écouter , comprendre ces dimensions là, pour permettre d’en déjouer les pièges et de les dépasser au service de l’efficacité d’un groupe, d’une société : voilà ou serait la véritable efficacité … mais elle demande du temps !

 3 :  » Pas trop compliqué »

 Pour faire simple : le principal écueil est celui de l’habitude des modalités de la pensée du paradigme précédent, qui rend difficile le passage à  un regard systémique , ou à une approche intégrale.

Or, par définition, en matière de systèmes , de fonctionnements humains, de multi ou  trans-diciplinarité,   on est dans les sciences de la complexité : dès lors , faire simple devient un pari risqué ! Comment trouver la bonne mesure entre la simplification abusive et la vulgarisation de bon niveau   ?

Le concept de « simplexité » , développé par Alain Berthoz, serait ici à sa place , mais rendrait plus compliqué mon propos : je m’abstiendrais donc !

D’autres écueils parsèment cette attente :   Recherche de la facilité, préférence pour la reproduction de recettes connues, illusion de la nécessité de s’occuper du symptôme visible plutôt que de la source du problème … Sur ce dernier point, on confond différence de niveau du travail avec « complication »  :    Quand on cherche à agir sur la source systémique,  Le décalage de niveau du travail d’avec le symptôme visible renforce la résistance si on prend pas le temps de voir  la logique systémique : Or , cela demande un peu de temps et d’effort d’analyse, de compréhension, de pédagogie et suppose de voir plus loin que le symptôme visible, qui semble pourtant le problème le plus criant.

 4: « Une garantie du résultat : certitude et cohérence »

 De l’époque moderne  notre regard a pris l’habitude d’une vision dualiste  (Nous réfléchissons par paires d’opposés : vrai –  faux ; Bien-mal; Blanc-noir) :  ce qui est opposé est vu comme contradictoire, et pas comme complémentaire; ce qui est ambivalent et paradoxal, est donc « inacceptable » puisque ne pouvant pas rentrer dans une des deux cases !

On connaît les effets de la « double contrainte » : (qui rend fou) l’ambivalence et les paradoxes au quotidien sont bien souvent vécus comme destructeurs d’énergie , alors qu’ils pourraient être vecteurs de nouvel équilibre (D’où le double sens du caractère crise en chinois : bouleversement et opportunité)

Ainsi , un résultat « incertain » est déjà un résultat « mauvais » , et une ambivalence est un outrage à la cohérence cartésienne ! (enfin « dite cartésienne »  : pauvre Descartes, qu’ont ils fait de ta pensée !)

Tout ceci explique le souci d’un résultat maitrisé, obtenu avec certitude, et répondant aux objectifs visés.

On sait bien que même dans des matières « techniques » et simples, le résultat inattendu issu d’une erreur est parfois une grande chance (La bêtise de cambrai, la tarte tatin, …) …  peut être pourrait on se montrer encore plus souple en matière de phénomènes et fonctionnements mobilisant les subjectivités !

La  complexité ne peut s’aborder de manière dualiste : elle est multiple et ambivalente, baignée d’éléments à la fois  complémentaires et opposés, en symbiose et en tension !  Les équilibres généraux sont issus du chaos permanent (Ilya Prygogine) et les interactions entre acteurs des systèmes sont des jeux entre besoins et valeurs  complémentaires ou opposées. 

Dès qu’il s’agit de phénomènes complexes et impliquant les domaines du subjectif, on ne peut ni obtenir un équilibre stable, ni un équilibre qui soit bi-polaire  (de l’un contre ou avec l’autre) : l’équilibre en matières complexes est un mouvement permanent, à facettes multiples.  Nos cerveaux doivent ainsi passer de l’idée de la  balance à celle du mobile (Calder, Miro) , du tableau « figé » au kaleidoscope en changement perpétuel … de la fixité au mouvement , du résultat « sûr » au résultat inattendu …

Les Taoïstes le savent bien,    « Seul le changement est permanent »

On conçoit combien cette révolution est plus compliquée qu’il n’y paraît dans des mileiux où la maîtrise technique et économique est la règle !

Pourtant, en matières humaines , toute forme de dualisme et de rejet de l’ambivalence ne peut que conduire à la friction, au conflit d’un côté contre un autre.

Dès lors, les besoins des individus, les jeux de pouvoir,   volontés d’expression et recherches identitaires se résolvent en compromis plus qu’en consensus et la régulation ne sera pas l’objet d’un équilibre stratégique choisi, mais d’une alternance de « gagnant-perdant » , générant plus de frustration  que de capacité à co-construire :  le monde, les individus, les communautés, les nations,  évoluent ainsi de victoire en défaite, de vengeance de l’un  en future vengeance de l’autre.

 5 :  « Changer les acteurs »  : (sous-entendu : « Pas le système » )

 On se pose peu la question de changer le système lui-même  : on estime que c’est aux acteurs de s’adapter aux réalités du système : et si celui ci est pathogène et / ou que ses difficultés génèrent une réaction et une adaptation des acteurs jugée comme inadéquate ou mauvaise,  le phénomène de cause à effet n’est pas pris en compte ..;

On regarde le symptôme comme étant le problème et on se focalise sur ce point … Et  comme il n’y a pas de remise en cause des prémisses sur lesquelles on se fonde, on se  maintient dans le paradigme ancien.

Quand les dirigeants et personnes en charge de « faire tourner la machine » sont ceux qui tirent le plus bénéfice (en avantages, moyens , pouvoirs)  des fonctionnements , même devenus pervers, on voit  bien que seuls ceux qui auront dépassé le souci de leur intérêt propre pour se consacrer  à l’intérêt général pourraient tenter d’agir pour modifier le système :   ces individus ou groupuscules conscients et porteurs d’une vision globale et de valeurs d’équilibre holistique  étant généralement encore assez minoritaires dans les sphères de décision, et leur vision souvent mal comprise (ou rejetée) , il nous faudra peut être assister à une « fin du système »  selon un scénario quelque peu mouvementé.

Il semble en effet, dans l’histoire ancienne ou récente,  qu’un certains nombre de systèmes en bout de course aient fini par se renouveler ou disparaître dans des soubresauts d’intensités diverses :  à défaut de se pencher de la bonne manière sur la santé du nôtre,  restera à observer ce qui en adviendra  !

6 :   « De notoriété ou d’image reconnue  » : Dans l’air du temps :  pas trop éloigné des tendances du moment  ! 

Est ici en jeu  la propension à appliquer des recettes qui nous sont connues, car elles ont  « fait leurs preuves ».

Bien sûr, car « ce qui a fait ses preuves » peut avoir lassé, où qu’on peut en avoir découvert les effets pervers et inconvénients, il conviendra parfois de s’intéresser plutôt à ce qui est « tendance » :  il s’agit alors,  à défaut de faire confiance à notre propre capacité à identifier ce qui nous irait, de faire confiance à ce qui devient de notoriété … les ressorts de l’effet de mode   doivent exister depuis le passage de la pelisse en peau d’ours au justaucorps  en cuir de vache … le « buzz »  est en quelque sorte une version moderne de l’instinct grégaire …

7: « Si possible « pétillant« 

 L’évolution récente d’une ancienne prépondérance de dynamiques infantiles de l’ego (Survie, plénitude, fusion) vers celle de dynamiques plus « adolescentes » (autonomie, puissance, identité, plaisir ) explique la montée en puissance -entre autres- de la recherche du plaisir (« Carpe diem » ) et de la liberté  plutôt que celle de l’effort et de la discipline.

Ce passage vers la prédominance de ces dynamiques nouvelles prend place dans une époque ou l’émotion reprend la main sur la raison et où l’énergie a pris la place des contenus : d’ailleurs les deux phénomènes s’alimentent mutuellement.

Au sein des organisations et institutions, on privilégiera de plus en plus des interventions qui offriront de l’énergie, du plaisir, de l’émotion partagée : L’école, la politique, le management sont des espaces particulièrement en difficulté quant aux modalités de pilotage , de pédagogie, de communication …

M. Loyal et son porte voix (médias) sont dorénavant plus en cour que le philosophe,  et le bouffon est maintenant plus écouté et pris au sérieux par la foule que le roi ne l’est. (Ceci expliquant peut-être cela ?)

 Quand le débat des assemblées démocratiques cède la place au cirque médiatique,  comment s’étonner que certains philosophes soient tentés par la haute voltige , et que certains gouvernants soient tentés par le fouet du dompteur…  Qui sait ce qui en sortira !

  8 : Last but not least :  « Voilà la demande : l’offre doit y répondre directement « 

 Il s’agit d’une part du  piège de la dynamique de l’ego qui nous amène à être certain que notre regard est le bon, que nous avons raison d’attendre de trouver le plus exactement possible ce que nous voulons :  ce fonctionnement en matière amoureuse est source du taux de divorces le plus élevé jamais atteint,  l’autre ne pouvant jamais correspondre à ce que nous projetions qu’il soit …

Malheureusement, en matière de séduction, qu’elles soit commerciale ou amoureuse,  la recette est souvent la même : montrer ce que l’autre veut voir , lui dire ce qu’il veut entendre :  dans la dure loi de la concurrence,  être « le meilleur des « tout pareil »  a souvent été plus estimé que être  « inattendu »,  ou pire, « différent » !

 L’aventure de tous les pionniers -quel que soit leur domaine-  raconte la même histoire : une vision décalée, hors norme, une épopée solitaire,  car non reconnue, voire socialement rejetée …  Et , une fois le terrain défriché et l’énergie épuisée par la difficulté de chaque avancée, l’appropriation par de nouveaux arrivants en ayant compris l’intérêt, et l’élargissement à leur profit de ce qui devient peu à peu une nouvelle mode, puis une nouvelle « norme » … jusqu’au tour de roue suivant !

Par chance ,  les paradigmes du 21ème siècle ne sont déjà plus totalement affaire de pionniers, comme en témoignent les préoccupations et tendances émergentes du moment : dès lors il est temps pour tous d’oser s’aventurer sur ces territoires qui ont été défrichés pour eux, en témoignent  et de s’approprier ces nouvelles façons de voir, penser, agir !

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