Dans un récent article, Maurice Thévenet, Professeur au Cnam et à Essec Business School dressait les contours de ce qu’il nommait « l’aporie managériale« , une contradiction irréductible entre des besoins et des impossibilités en matière de management de proximité …
Se posant la question du « Que faire concrètement après avoir réaffirmé le besoin de management dans nos organisations actuelles », il note l’importance communément reconnue du rôle de manager dans ses diverses missions touchant à l’implication, aux transformations, à la gestion des personnalités difficiles, à la performance,(qu’on pourrait résumer succinctement à sa capacité à faire travailler efficacement les autres) mais il pointe toute la difficulté à satisfaire les besoins liés au pilotage de ces enjeux là.
En effet, les difficultés réelles rencontrées dans le quotidien de ces missions ne se satisfont pas de la trop brève sensibilisation aux questions du leadership ou du comportement dans les cursus de formation des managers : Abordée en parallèle de la formation au questions autrement « sérieuses » de la finance, de la stratégie, de l’organisation, de l’économie et du commerce, une telle sensibilisation est bien trop courte pour donner les manières de répondre concrètement aux enjeux des situations managériales : de ce fait se crée ensuite un fossé entre le besoin, reconnu, et le sentiment d’impuissance face aux difficultés de ces missions…
Face à cela, et à défaut par les intéressés d’acquisition de connaissances et compétences issues plus des sciences humaines et d’un travail sur les modalités relationnelles, le discours sur les questions du management de proximité est sans doute pertinent, mais il rencontre des limites :
1- Le discours théorique et les « grands principes » de management mettent peu en avant le concret : Or, on accepterait plus volontiers la nécessité du management de proximité si l’on pouvait démontrer son efficacité concrètement, et pas seulement en paroles …
2 – Il y a une distance entre les « modes d’emploi » et le vécu : les concepts, attitudes , outils de management sont comme les livres de conseils ou de recettes : on ne s’en sert que très peu, le bricoleur ou le cuisinier amateur cherchant le plus souvent à se débrouiller « avec ce qu’il a » !
3- Il existe un écart entre la culture dominante (opérationnelle, mécaniste : Sciences exactes) et la culture sous-jacente des théories du management (relationnelles, subjectives : Sciences humaines ) : Les porteurs respectifs de ces deux cultures en sont encore pour beaucoup à se focaliser sur ce qui fait leur culture, et à se méfier des points de vue émis sur des prémisses qui ne sont pas les leurs.
4- Les hypothèses implicites qui fondent les discours et pratiques managériales (Forme collective du travail, minimum de valeurs communes, idée d’autorité…) ne seraient plus aussi largement partagées qu’auparavant.
De cette lecture, on déduit aisément la conclusion que former aujourd’hui les intéressés aux missions de management de proximité supposerait :
– De démontrer de manière concrète et objectivable l’efficacité de ce qu’on cherche à leur inculquer,
– De donner des « recettes et outils » directement liées à leur situation réelle,
– De résoudre l’opposition entre deux cultures antagonistes,
– De tenir compte du fait que certaines valeurs autour du travail ne sont plus forcément partagées.
L’article de Maurice Thévenet pose ensuite l’idée d’une aporie (contradiction irréductible, insoluble) dans laquelle se trouverait le management de proximité. « Il y a là une contradiction entre des besoins et des impossibilités, qui relève d’une aporie, laquelle ne peut qu’inciter à chercher tous les signes d’une innovation managériale pour espérer en sortir« .
En 2012, à l’occasion d’un article et d’une conférence « Enjeux du management : Paradoxes et difficultés de l’intervention sur les individus et les systèmes » je relevais un certain nombre de paradoxes entre les attentes des entreprises et les voies nécessaires pour y répondre..
Derrière les attentes de l’entreprise :
– « Vite et efficace » / « Réponses concrètes et pragmatiques » / « Pas trop compliqué » / « Besoin de certitude et de cohérence » / « Walk the talk »(agir sa parole) / « Répondre aux besoins et tendances du moment » / « Changer les acteurs , pas le système » / « On part de la demande , c’est à l’offre de s’adapter »
… je pointais une insuffisante largeur de représentation conduisant à des erreurs de jugement ou de choix tactique : Analysant la source de ces insuffisances je tentais d’aiguiller vers les éléments de réflexion ou de connaissance qui constituaient l’autre volet de la contradiction :
Mû par l’approche intégrale et partisan de dépasser ces contradictions soit en s’en extrayant par une méta-position, soit par une démarche intégrative de leurs deux volets, je n’avais pas formulé l’idée de l’aporie dans laquelle elles mettaient les entreprises.
Voir formuler par M. Thévenet l’idée que ces contradictions seraient insolubles, et surtout , lire que cette irréductibilité pourrait être un moteur de la recherche de l’innovation managériale réveille ma réflexion et m’amène à la compléter.
Comme on navigue en pleine complexité , il convient tout d’abord de mieux percevoir ces contradictions et paradoxes :
L’entreprise, et les acteurs de sa transformation , dont les DRH , responsables de formation, ou acheteurs de prestation de conseil, mettent en avant leurs besoins de concret , de « rapidement efficace » , d’évolution des comportements sans passer par du « trop compliqué »… (et les autres attentes ci-dessus)
Ces besoins, louables en matières techniques, organisationnelles (objectivables), rencontrent certaines impossibilités quand il s’agit de dimensions subjectives, et systémiques, ce qui génère ces contradictions pointées comme insolubles par M. Thévenet : Dès lors, seuls ceux qui disposent d’une vision plus large et plus complète peuvent comprendre ce qui se joue entre ces aspects contradictoires, et c’est la première étape nécessaire si l’on espère trouver une issue pertinente.
Je vais donc ici développer les termes des contradictions soulignés par les items retenus dans l’article de M. Thévenet afin de les éclairer un peu mieux. (Je vous renvoie à mon propre article pour les autres items).
-1: Démontrer de manière concrète et objectivable l’efficacité de ce qu’on cherche à inculquer alors que cela touche à des domaines abstraits et subjectifs suppose malgré tout un élargissement des représentations. Si l’on peut effectivement créer des outils de mesure concrète de l’évolution d’aspects subjectifs et abstraits, ces aspects ne deviendront pas objectaux.
Admettre que des aspects subjectifs puissent être « concrets » suppose de définir « concret » non pas comme « matériellement observable » mais comme « réellement existant ». par exemple , une valeur n’est pas observable, mais elle est pourtant une réalité subjective à influence potentiellement forte.
-2 : Donner des « recettes et outils » directement liées à la situation réelle pose également une difficulté : Un outil amené de l’extérieur ne peut pas tenir compte de toutes les composantes d’une problématique d’un système : Seuls les managers et leurs équipes pourront mettre en oeuvre, non pas une « recette toute faite », mais ce qu’ils en auront jugé pertinent en fonction des ingrédients de leur situation… Il n’y a que rarement de « recette magique », et attendre des outils « efficaces » de l’extérieur , c’est passer à côté de l’intérêt de créer les siens propres…
Le paradoxe est donc d’attendre a priori des outils concrets liés à la réalité vécue, alors que ces outils devraient plutôt émerger d’un processus dans lequel les acteurs créent leurs outils : On voit bien qu’un prestataire qui dirait : « je ne sais pas ce que l’on va construire » se trouve en porte à faux face à un décideur qui serait mû par son attente de certitude du résultat !
A la question « Quelle est votre approche ? » , je réponds souvent « Je suis un bricoleur ! » : j’essaie de repérer ce qui fait problème (la source , non pas le symptôme) et je choisis dans ma « boîte à outils » celui qui me semble le mieux adapté à la situation et aux contraintes qu’on me donne, et mon souci est le plus souvent d’utiliser un processus qui permette au système ou à l’individu de construire ses propres outils.
Cette manière de voir est issue pour moi du concept gestaltiste « d’ajustement créateur » : L’idée de « manager bricoleur » ou le process de « co-développement » en cours d’émergence démontrent le caractère pionnier de la Gestalt.
– 3: Résoudre l’opposition entre deux cultures antagonistes, est d’autant plus difficile pour l’intervenant que la culture à acquérir par les managers est précisément celle dont ils perçoivent moins l’intérêt, voire dont ils se méfient, parce qu’ils la possèdent moins!
– 4 : Tenir compte du fait que certaines valeurs autour du travail ne sont plus forcément partagées suppose de réinterroger les valeurs qui ont fondé jusqu’ici la tâche de management : c’est potentiellement remettre en cause le socle sur lequel on a toujours fonctionné !
On voit combien ces difficultés conduisent, pour qui n’en prend pas la mesure, à des attentes impossibles à satisfaire : devant ces paradoxes et possibles impasses, l’innovation managériale est alors la porte de sortie vers laquelle les énergies vont se tourner : les méthodes, solutions, thématiques jusqu’ici adoptées ne résolvant pas l’impasse , la nouveauté est un moyen d’avancer différemment .
Là où le bât blesse , c’est que le simple fait de constituer une innovation ne garantit pas qu’on soit réellement dans une perspective de sortie des contradictions : il se peut qu’on ne fasse qu’en alimenter l’un ou l’autre des deux aspects, et donc qu’on ne sorte aucunement de l’impasse !
Que penser des thématiques du moment ? : « Manager au féminin »; « Manager 2.0 »; « Développer l’intelligence collective »; « Le plaisir au travail « ; « Ré-inventer le sens » … Réelles perspectives de sorties de l’impasse , ou juste un moyen de reculer le mur auquel on fait face ?
Convenons que la question est d’intérêt : J’y reviendrai donc !
Mais avant , prenons connaissance de la réflexion que nous propose M. Thévenet, tirant exemple d’un process initié par Google concernant ses pratiques de management.
Ayant supprimé les échelons managériaux, Google s’est rendu compte de leur nécessité de par le fait que le moindre problème remontait directement au patron : Toutes les tâches non spectaculaires des managers n’étaient donc pas pour autant inutiles !
De la remise à plat effectuée et les outils mis en place par Goggle M. Thévenet tire ces 4 enseignements :
– Il semble que Google se soit intéressé plus au « managing » qu’au « leadership » : (Lister les tâches basiques de coordination, mettre en évidence les besoins par des moyens d’animation adéquats, traduire ces besoins concrètement pour adapter les outils de et influencer les comportements de management).
– Un processus de partage et de recherche pragmatique sur le terrain de ce que sont les « bonnes pratiques » concrètes et efficaces conduit exactement à ce que préconisent les manuels de management : mais c’est le fait de l’avoir fait émerger du terrain qui a facilité l’adoption et l’appropriation !
– Même si la culture personnelle d’un manager ne le pousse pas à changer de comportement, dès lors que le changement est étroitement lié à l’activité quotidienne vis à vis du collaborateur, et pas liée à des « grands principes » alors le manager peut faire évoluer sa pratique s’il en mesure l’importance et les conséquences.
– Cet exemple illustre la nécessité de la cohérence des pratiques managériales avec la culture de l’entreprise.
J’ai choisi de vous présenter cet article de janvier 2014 pour deux raisons :
1) : Sa seconde partie vient conforter les pratiques issues des principes de la Gestalt mêlés à ceux de l’analyse systémique, appliqués aux organisations, que je propose en entreprise et institutions depuis 20 années :
Partir des réalités vécues plutôt que des théories, écouter les problèmes concrets et les ressentis qu’ils génèrent, décoder les tenants et aboutissants pour prendre consciences des processus à l’oeuvre; repérer ce qui fait symptôme et ce qui est source; faire inventer des réponses ajustées par les personnes concernées, et mettre en place des moyens concrets de leur mise en oeuvre …
Que des enseignants de grandes écoles, issus d’une culture dominante, en arrivent enfin aux conclusions des « bricoleurs de terrain » , issus de la culture vue comme opposée, et donc ignorée : cela mérite au moins d’être souligné !
2) : Sa vision de « l’aporie managériale » comme incitatrice de l’innovation managériale pousse à mieux éclairer d’une part les volets des contradictions qui constituent l’impasse dans laquelle se trouve le management,(et par devers lui l’entreprise), et d’autre part le piège que pourrait constituer l’innovation managériale, potentiellement miroir aux alouettes .
Je reviens donc maintenant sur cette question :
Évoquons tout d’abord le piège qui consisterait à croire que le caractère nouveau et « trendy » d’une thématique suffit à en faire une « innovation managériale » : Ne confondons pas « effet de mode » et « innovation » ! On peut aborder une thématique nouvelle avec des process et des mentalités inchangés : la nouveauté se diluera très vite dans l’existant ou fera long feu !
La simple existence d’un effet de mode et de l’aura qui l’accompagne, même en période de crise, ne suffit pas à assurer qu’une thématique soit réellement une porte de sortie de l’impasse ou de la crise ! Préférant emprunter des voies de sortie que rester dans des impasses, j’ai donc tendance à rester vigilant sur des critères plus pointus que le simple effet de mode.
Ainsi, l’apparition d’une nouvelle thématique ne constitue selon moi une véritable innovation que si elle s’accompagne de transformations à la fois dans les process et dans les mentalités… Mais pour autant, toute innovante qu’elle soit, reste à démontrer qu’une innovation soit réellement une voie de sortie de l’impasse plutôt qu’une manière d’en reculer l’extrémité !
Mettons à part les thèmes touchant à l’usage des NTIC : il s’agit là d’incontournable appropriation de technologies nouvelles révolutionnant les modes de communication au travail : comme tout outil , ce n’est pas tant l’outil qui crée l’impasse, mais la façon dont on l’utilise.
Les thématiques managériales « trendy » en ce moment ont ceci en commun qu’elles sont issues des constats d’insuffisance ou d’effets pervers des fonctionnements et priorités précédemment en vigueur : Mais méfions nous d’être trop hâtifs : si elles sont le symbole d’une époque qui évolue, sont-elles tournées vers « le contraire d’avant » , auquel cas elles ne seraient que l’apparition de l’autre volet de la contradiction, et ou bien sont elles de nature à sortir le management de l’impasse ?
Pour parler plus concrètement , prenons quelques exemples :
- Que serait « Manager au féminin » s’il s’agit d’éliminer le masculin ?
- Que serait « Le plaisir au travail » s’il néglige les vertus de l’effort et de la capacité à se discipliner ?
- Que serait « Un sens réinventé » qui négligerait les contraintes de l’action ou rejetterait des valeurs jusqu’ici acceptables ?
- Que serait « Une intelligence collective » qui annihilerait toute créativité ou réflexion individuelle ?
Ces quatre questions soulèvent le voile de polarités potentiellement opposées : or, l’évolution du monde s’est faite jusqu’ici par la succession de dynamiques dont chacune émergeait suite aux excès de la précédente …
Ne serions nous pas dans un énième épisode de succession de polarités opposées , ne constituant que le rééquilibrage des excès de l’une par le retour de l’autre (qui porte en germe ses futurs excès !) ? Ou alors sommes nous à l’aube d’un changement de palier qui constituerait véritablement un équilibrage intégratif des deux volets de ces contradictions ?
L’approche intégrale, dans ses notions de quadrants et de spirale dynamique, nous permet de décoder ce qui est en train de se jouer à travers les thématiques du moment : mais surtout , ces grilles de lecture nous permettront de repérer ce qui pourrait constituer une véritable sortie de l’impasse , et ce qui ne serait que l’ouverture d’une nouvelle voie se terminant elle aussi en cul-de-sac.
Ce sera l’objet d’un prochain article.
Nous sommes à un moment ou trois voies sont ouvertes : celle de l’apparition d’une polarité rejetant les excès précédents tout en nous imposant les siens, celle de la régression vers des dynamiques antérieures plus « sécurisantes » (pour ne pas dire « sécuritaires ») et celle du passage vers une nouvelle façon plus holistique et moins manichéenne et dualiste de créer les équilibres…
Seuls des esprits éclairés par une cartographie plus claire du territoire , et conscients des dynamiques piégées qui poussent les individus et les systèmes humains, pourront contribuer à piloter les navires humains dans ces périodes de gros temps.
C’est tout l’objet du travail que j’essaie de partager, et dont la diffusion se heurte à tous les paradoxes et impasses que je viens de décrire.