Les évènements du début 2015 ont éveillé la conscience de la nécessité de réinterroger le « Vivre ensemble » : Mais les mots et les bonnes intentions ne suffiront pas à en refonder les bases, fort émoussées.
D’ailleurs les échéances électorales qui ont suivi ont démontré, s’il en était besoin, que les divisions et les divergences de vision et d’intérêts étaient plus fortes que les grands principes !
Il nous faut sans conteste voir un signal fort dans la montée chaque fois plus marquée d’un parti politique qui, contrairement aux autres, n’a pas encore fait la démonstration de son impuissance à changer les aberrations de nos divers systèmes (politiques, administratifs,institutionnels, sociaux …) , -abondamment illustrée au fil des dernières décennies par les partis ayant partagé en alternance la charge du gouvernement de la république.
Jusqu’ou faudra t’il tomber pour que ce signal fort donne réellement lieu aux politiques concrètes et efficientes qu’il appelle ?
Jusqu’à quand les grands principes de chaque parti seront-ils défendus par des arguments relevant d’un dualisme manichéen insuffisamment ouvert d’esprit pour voir de façon systémique la complexité de l’époque et des diverses dimensions enchevêtrées ?
Quand un gouvernement pourra t’il oser, sans être immédiatement bloqué par « la rue », une gestion lucide et consciente des réalités économiques, sociales, éducatives, hors de toute polémique stérile mais en recherche des solutions les plus équilibrés et « de bon sens » possibles ?
Au risque de jouer une fois de plus les Cassandre, je crains fort que nous n’allions à petits pas vers la « catastrophe annoncée »… (Faut-il rappeler que Cassandre, bien que jamais écoutée, avait reçu des dieux le don de voir juste !) …
L’issue est-elle évitable ? Peut-être, mais, à la condition de savoir tirer les leçons des nombreux signaux forts qui se multiplient, et de prendre enfin en compte les causes profondes de nos maux plutôt que de crier « au loup » et de tenter désespérément de jouer l’effet repoussoir sur bases d’arguments basés sur des grands principes plutôt que d’agir effectivement sur les réalités qui engendrent les problèmes.
Bien sûr, certains « grands principes » sont « humainement et démocratiquement incontournables » , mais leur emploi à tort et à travers, sur des bases intellectuelles (et aussi institutionnelles) passablement confuses ne fait que les desservir : le socle républicain s’effrite par défaut de son entretien concret , et ce n’est pas le simple appel à le respecter qui va en restaurer la solidité : Il va falloir s’armer de truelles et de ciment ! Et le ciment d’une société, c’est un savant mélange qui se prépare !
Ceci dit, comme j’évoquais déjà dans des textes écrits en 1991, puis 2001, les réalités de certains signaux faibles et que nos personnels politiques et technocratiques n’en ont guère eu la perception ni la compréhension, je ne cacherai pas mes doutes actuels sur leur capacité à inventer des solutions adéquates pour tenir compte des signaux devenus forts, voire assourdissants !
C’est qu’un certain nombre de facteurs constituent des énormes écueils qui se dressent immanquablement devant le « vivre ensemble » et le « travailler ensemble » : C’est d’ailleurs à leur décodage et à leur dépassement, que j’invite à travers les séminaires de Synergéos. (Un peu de pub à soi-même vaut mieux que le silence des autres à votre propos !).
Des précédents articles de ce blog évoquent quelques-unes des analyses, grilles de lecture, matrices pour l’action, postures, méthodes que je propose pour fonder plus solidement les bases de ce nouveau Vivre et travailler ensemble dont nous avons un besoin crucial. Mais à travers ce post-ci, je voudrai interroger les principes fondateurs de la République, dont médias et politiciens nous ont copieusement rebattu les oreilles ces derniers mois : Les fameux « mots en té » de Marianne (Liberté –égalité- fraternité) qui constitueraient –entre autres- le socle des « valeurs de la république » à préserver et à garantir. Si l’on entend moins le terme « pacte républicain » depuis qu’on a pris conscience du risque qu’il y aurait à considérer 20 à 30 % des électeurs manifestant leur mécontentement par les urnes comme « non républicains », il n’en reste pas moins que l’appel aux « valeurs de la république » est sur beaucoup de lèvres, espérant ainsi faire face à la montée d’un parti qu’on tente d’ériger en épouvantail, et devant le maintien de l’abstention à un niveau toujours aussi préoccupant !
Et si nous interrogions un peu plus avant ces fameux « mots en té » ? Et si, eux-aussi, loin de pouvoir être fédérateurs et constitutifs du socle commun de notre « vivre ensemble », étaient devenus en fait ferments de divisions et d’oppositions qui le mettent à mal ?
En effet, de par les interprétations que chacun en fait, il est indéniable que de nombreuses confusions, amalgames, oppositions de points de vue sont, à leur sujet, comme depuis bien longtemps, source, non seulement de nos divisions, mais aussi de la perte de sens de ces trois valeurs.
Faisons un peu d’histoire :
La liberté était plutôt vue par les instigateurs de la révolution comme liberté du travail, d’agir et d’entreprendre. Leur objectif était, rappelons-le, en supprimant les corporations et en libérant paysans et ouvriers de leurs tutelles, éminemment libéral : le mot à lui seul a fait aujourd’hui preuve de son double emploi, et donc de son double tranchant, possible ! De liberté d’entreprendre et du travail, ayant généré tous les avantages, mais aussi les excès que l’on connaît, la liberté est devenue celle de l’expression…
Une observation lucide et objective des réalités de notre société depuis quelques décennies suffit à prendre conscience des effets pervers des excès d’une liberté d’entreprendre et d’agir sans limites, comme de ceux d’une liberté d’expression sans retenue !
L’exercice de notre liberté sans responsabilité n’est que porte ouverte aux dynamiques piégées de l’ego, qui trouve de plus dans celles des valeurs de la république qui l’arrangent de quoi légitimer les actes ou expressions dépassant les limites du respect mutuel nécessaire à un Vivre ensemble réel et durable.
(Il est vrai que faire la distinction entre une auto-censure limitante de manière à respecter un « politiquement et socialement correct », et une responsabilité de limiter ses actes et son expression afin de préserver la possibilité d’un dialogue des différences suppose un degré de conscience et d’accès à l’éthique dont on peut se demander s’il fait le poids face aux dynamiques des egos !)
L’égalité revendiquée par les révolutionnaires était « une égalité en droits » (« tous les hommes naissent libres et égaux en droits ») dans l’intention de mettre fin aux inégalités en doits dues à la naissance dans un ordre ou un autre et à un rang dans cet ordre… Cette égalité était loin de concerner d’autres domaines : ce n’était pas une égalité « en tout » : (D’ailleurs, l’inégalité hommes-femmes quant au droit de vote, ou l’inégalité économique entre possédants et exécutants ne faisait pas débat !)
D’égalité envisagée « en droits » désirée par les fondateurs de la république, beaucoup la comprennent maintenant comme une revendication d’égalité « en tout », (enfin, surtout en revenus ou richesses pour les plus extrémistes !) Le moindre paradoxe n’étant pas qu’en vertu de l’égalité de tous, il faille placer toutes formes de différences au même niveau : le pluralisme étant la norme, chaque personne, culture, préférence sexuelle, nationalité, âge, genre se doit d’être considérée comme égal aux autres…
(A ceci près que celui qui serait vu comme disposant d’un « plus », de par certaines caractéristiques personnelles considérées comme avantageuses, se voit irrémédiablement ramené plus ou moins consciemment au niveau de la masse (A titre d’exemple : « Zèbres », « HP », « Surdoués » de tous les pays, votre différence est-elle plutôt valorisée ou bien ignorée, voire rejetée !)
Que chacun au sein de la république soit égal en droits, quelle que soit sa couleur de peau, son genre, sa culture, ses préférences sexuelles : évidemment … Mais une dérive possible est alors de considérer que tout ce qui relève d’une différence devient un droit (droit au mariage, droit à mourir, droit à l’enfant , droit de dire ce que l’on veut quand on veut dès lors qu’on n’attaque pas une personne, mais plutôt une religion ou une opinion … etc …).
On constate alors une confusion entre ce qui relève d’une différence « par nature » (couleur, genre, nationalité) , ce qui relève d’une liberté de choix différents (préférence sexuelle, religieuse, culturelle, identitaire… ), et ce qui relève d’une différence de statut et de niveau. En confondant ces différences sous couleur d’égalité de tous et de tout, on aboutit potentiellement à la négation de certaines différences qui seraient propres à réguler le dialogue social. C’est ce que Ken Wilber nomme le « flatland » : un monde ou tout est au même niveau : Le déficit fréquent d’autorité du professeur face à son élève devenu son égal en est un exemple marquant qui mérite d’être interrogé !
C’est du même ordre que la négation de l’existence de « hiérarchies de croissance » (reconnaissant une différence de stades de développement – soit objectifs – la graine n’est pas au même stade que la plante – , soit subjectifs –la dictature n’est pas au même stade que la démocratie- et le délinquant pulsionnel – bien qu’égal en droits, n’est pas au même stade que le sage accompli !)
Sous couvert d’égalité, on a fini par oublier , voire même rejeter l’idée que certains niveaux de développement pouvaient être « supérieurs » (non pas en droits, mais bien en stade de développement) à d’autres : Sous ce strict angle là, non tous les hommes ne sont pas égaux : Il convient donc de ne pas tout mélanger !
C’est ainsi, de par ces amalgames relevant d’une simplification et de raccourcis abusifs de la pensée, que nous sommes arrivés à cette république « flatland » dans laquelle aucune différence ne peut plus se démarquer, car la voir comme « meilleure et plus avancée » qu’une autre équivaudrait à nier le grand principe d’égalité … Voilà comment un pluralisme relativiste déconstructionniste mal compris et appliqué à tout va sans discernement contribue subtilement à tuer la liberté tout en pensant en toute bonne foi la défendre : non par la loi et la règle, mais par la porte ouverte aux excès de ceux dont l’ego ne souffre d’aucune capacité d’autorégulation.
Quel est donc ce beau pays qui, pour faire respecter l’égalité des différences, a pris l’habitude de couper toutes les têtes qui dépassent ? Un bien bel exemple d’ambivalence entre liberté et égalité : « Tu es libre d’être ce que tu veux … à condition que tu reste égal aux autres ! »: C’est parfois compliqué !
Le lecteur attentif aura déjà repéré que ce qui précède relève d’une confusion de niveaux, et d’un amalgame entre divers concepts qui mériteraient d’être distingués et remis chacun à leur juste place !
On le voit, liberté et égalité ont toutes deux subi au fil des deux siècles qui nous séparent de la révolution française un glissement, un élargissement de leur domaine initial, élargissement dont les conséquences nous reviennent aujourd’hui à la figure !
Cet élargissement, mal compris et décodé est source de bien des amalgames, confusions, et impossibilités de se comprendre : Derrière les mêmes mots, sensés représenter des valeurs fondatrices de la république, les uns et les autres ne défendent en fait pas du tout la même chose : Difficile de bien « vivre ensemble » sur de telles bases !
Comme je le laissais entendre plus haut, ce sont en fait deux « mèmes » (systèmes de pensée, de vision du monde, de valeurs) qui se confrontent à travers ces deux façons d’envisager liberté et égalité :
Le mème « rationaliste- scientifique –libéral » , issu des lumières et des philosophies dites « modernes », voit « liberté d’entreprendre et égalité en droits », là ou le mème « pluraliste-relativiste- déconstructiviste » , issu des philosophies « post-modernes » (phénoménologiques, puis personnalistes, existentielles, et enfin déconstructivistes) entend « liberté d’expression, liberté d’être, et égalité en moyens » !
Comment ne pas s’étonner de l’évidente crise de sens si l’on est déjà pas capable de s’entendre sur le sens du socle fondateur d’une société !
Convenons-en, l’entente, la coopération, et le « vivre ensemble » vont en être rendus pour le moins compliquées ! (Sans compter que quelques autres mèmes viennent compléter la palette des acteurs de ce jeu de plus en plus complexe : je vous en épargne la description!)
Quant à la fraternité, pouvant assez difficilement se décliner en texte législatif, elle en fût réduite à rester une valeur un peu « mythique » , qui avait l’avantage de pouvoir faire se rencontrer sur son nom à la fois les milieux d’église (catholiques , protestants) et les milieux de la franc-maçonnerie, dont on connaît l’influence parmi les penseurs des lumières.
Malheureusement, comme tout mythe, elle s’en est vue depuis remisée au placard !
Alors « Liberté, égalité fraternité » : peut-on encore y croire ? Faut-il encore les mette en avant à tout prix ?
Ma réponse est NON !
Non pas que je rejette ces valeurs, loin de là, mais je les considère comme devenues obsolètes : 220 ans : c’est un peu vieux comme logiciel, vous ne trouvez pas ?
A l’issue de ce post, devant le paysage décharné qu’offrent dorénavant liberté , égalité et fraternité, et devant leurs lumières de plus en plus souvent éteintes, j’en appellerai donc à d’autres « mots en té » : Je propose que nous passions :
De la Liberté à la Responsabilité
De l’Egalité à l’Equité
De la Fraternité à la Solidarité
Dans un prochain post je vous proposerai les raisons pour lesquelles j’estime nécessaire ce passage pour chaque item, en explicitant l’obsolescence de l’ancien, et en argumentant l’urgence, l’utilité et la force fondatrice du nouveau …
Ces « nouveaux tés de Marianne » constitueront sans doute pour beaucoup l’utopie d’un sombre inconnu se targuant de philosophie (éclairé à défaut d’être une lumière ; et que certains jugeront d’ailleurs plutôt « illuminé ») : J’y vois pour ma part la contribution d’un chercheur en sciences humaines un peu encyclopédiste à une nouvelle et nécessaire révolution !
Ce post serait donc un APPEL A LA REVOLUTION ?
Pourquoi pas ! Si celle-ci, à la faveur de quelques réflexions un peu plus poussées qu’à notre habitude commençait par celle de notre pensée souvent trop unique, simpliste, et « normosante », ce serait déjà un fameux pas en avant !
Beaucoup le pensent, le temps est venu d’une sixième république et d’une nouvelle constitution : je fais partie depuis bien longtemps de ceux qui l’appellent de leur vœux : reste à tous ceux qui l’attendent à contribuer à la faire éclore !