L’objet de cet article n’est pas de critiquer la P.P (psychologie positive), mais d’inviter à ne pas tomber dans certains des pièges qu’elle pourrait tendre à des esprits trop rapidement convaincus et pas assez attentifs à quelques autres « pièces de l’engrenage »…
Entendons-nous bien : Le courant de la psychologie positive, en se centrant sur ce qui fonctionne bien et qui est générateur d’épanouissement et du fonctionnement optimal des individus, groupes et organisations, a ouvert une formidable porte vers des pratiques de l’accompagnement moins « dépressiogènes » et une recherche de solutions énergisantes plutôt que de risquer de ne voir en permanence que les difficultés et y tourner en rond.
Pour ceux qui en auraient besoin, précisons qu’il convient de distinguer ce courant de la psychologie positive, – centré sur ce qui fonctionne sans nier ce qui dysfonctionne – de celui de la « pensée positive », parfois trop « idéalisant », car se contentant de repeindre en rose toute circonstance, même la plus noire en y cherchant exclusivement les aspects jugés positifs …
Mettant en avant les « forces de caractère », « les émotions positives et la gratitude » , le « bonheur, le bien-être , et la résilience » ; invitant à l’optimisme, et à multiplier les « expériences optimales » par le développement de la présence attentive (liée à la pleine conscience); cherchant à créer la motivation par le sens donné à l’existence et l’engagement, et redonnant à chacun sa puissance d’autodétermination , ce courant connaît un essor important aux Etats-Unis, et, visiblement, commence à « faire son trou » en France…
Y retrouvant peu ou prou les valeurs apprises durant mon enfance sous la bannière du scoutisme, et quelques leviers des approches qui sont aujourd’hui les miennes (Gestalt, systémique, sophrologie et approche intégrale), je ne peux que me réjouir que l’épanouissement des personnes devienne un objectif, la satisfaction des besoins un ressort de progrès, et le bon fonctionnement actuel une source des améliorations futures.
Des recherches récentes amènent à penser que la tendance à voir les choses en négatif est en fait liée à l’instinct de survie : Mieux vaut être lucide sur la situation environnante quand les prédateurs vous entourent ! (Et le monde moderne ne manque pas de prédateurs en tous genres !).
Alors, si je rejoins les adeptes de la P.P sur l’intérêt de voir les choses du bon côté pour préserver son énergie vitale, il n’en reste pas moins que ma vigilance reste active quant aux pièges et effets pervers possibles : Je n’oublie pas que toute évolution, même la plus « positive » à un instant donné, porte en elle ses propres inconvénients et effets pervers, qui ne manqueront pas de se manifester dès lors que les justes équilibres entre divers registres, lignes et niveaux ne seraient plus respectés.
La P.P, comme tout autre courant, prend place au sein d’un environnement politique et social , et sera adoptée –ou pas– et véhiculée par des individus mus par les neuf dynamiques de leur ego… : La P.P est riche et pertinente, mais peut aussi devenir pour certains une formidable occasion de se « voiler la face » ou de « faire l’autruche ». Elle constitue en effet une occasion de dénis pour ceux qui se contenteraient d’une vision simpliste du monde, et un formidable levier de manipulation pour certains individus ou systèmes –consciemment ou pas– et il me parait utile d’y réfléchir !
D’ailleurs Martin Seligman, principal initiateur de la psychologie positive, a fait l’objet de polémiques quant à l’usage de ses travaux , du fait d’interventions qu’il a pu mener pour la CIA et l’armée américaine …
Quels pourraient être les pièges tendus par la P.P ?
Le principal d’entre eux serait d’y voir une psychologie qui se suffirait à elle-même : la P.P est précieuse, mais prise en complémentarité avec d’autres approches , pas si on s’y limite en termes de regard diagnostique et de stratégie d’action.
Nombre de situations sont de plus en plus complexes, et parfois inextricables… Devant l’impuissance à trouver des solutions qui permettent de voir les signes d’une sortie de crise, ou de constater une réelle amélioration des fonctionnements relationnels ou organisationnels; devant l’amplification des conséquences des dynamiques piégées des egos non régulées (individualismes et indifférences, violences extériorisées ou intériorisées, burn out et dépressions, … ) la voix de la psychologie positive sera d’autant mieux entendue à l’exclusion de celle d’autres approches plus globales qu’elle surfe sur la vague de la recherche du plaisir et de la satisfaction des besoins dont l’époque nous a fait les confondre avec « le Bonheur ».
Voilà le grand mot lâché : le « Bonheur » !
Car c’est bien lui dont les diffuseurs de la psychologie positive parent leurs propos, utilisant toutes les ficelles des conférenciers rompus à ce genre d’exercice : De l’énergie, de l’humour, de la séduction, une gestuelle bien mise en scène, quelques témoignages privés, et … juste ce qu’il faut de sexe (si, si) !
Pour le coup, je ne suis pas jaloux des réactions post-conférence, que, pour être franc, j’eus espérées d’un autre niveau ! Au « Quel bonheur ! » (avec un point d’exclamation marquant l’admiration émue de la « cadrette », éminemment convaincue )… j’aurais volontiers substitué un « Quel bonheur ? » (avec point d’interrogation) qui eût été la question de fond qu’il aurait fallu poser !
Car c’est ici que le débat philosophique et psychologique, voire politique, mérite de s’ouvrir :
La crainte que je veux poser par cet article est celle de voir la psychologie positive détournée de son utilité première, celle de savoir regarder « les belles choses » et de les savourer pour s’en nourrir, et transformée en instrument de valorisation du plaisir, de la satisfaction, sans prendre le temps d’interroger la notion même du « bonheur » , et le sens de l’existence découlant du sens donné au mot.
C’est aussi la crainte qu’on l’utilise comme un paravent qui évite de poser un regard lucide sur les réalités sociales générées par les fonctionnements d’un système financier et économique mondial qui semble avoir atteint certaines des limites auxquelles les égocentrismes des plus cyniques l’ont conduit.
Certains individus et groupes en position dominante, ou de milieu plus privilégié que d’autres, ont de tous temps eu un intérêt à ce que les comportements des masses jugées « inférieures » soient canalisés : Par l’effort productiviste d’abord, par la frénésie consommatrice ensuite, et maintenant par l’impuissance acquise, (par l’intensification de la « pauvreté organisée », et par la « violence et la sécurité instituées » ) …
La psychologie positive pourrait leur être une alliée bien précieuse, et j’avoue ne pas vouloir m’en faire leur complice…
« S’attendre au pire », est certes moins agréable que de « s’attendre au meilleur » : Mais mieux vaut s’engager vers ce meilleur en tentant lucidement de contribuer à lutter contre le pire ! (en soi, et autour de soi !).
Par chance, ceux qui entretiennent ce « pire » et qui voudraient nous faire oublier leur responsabilité dans sa recrudescence en nous invitant à ne voir que le meilleur, peuvent être assez vite démasqués : En effet, de la P.P ils mettront en avant l’optimisme, le plaisir, la satisfaction, la motivation, la passion, l’expérience optimale, la conscience de l’expérience positive, l’auto-efficacité, la résilience, les émotions « positives » (« Cachez ces tristesses et colères que je ne saurai voir ») , mais omettront sans doute d’évoquer : le sens de la vie, les relations saines, la conscience, l’engagement vers un but « plus grand », et surtout : l’autodétermination …
Ainsi , mettre en avant la satisfaction, le bien-être , le plaisir peut très vite devenir l’occasion d’éliminer tout regard et de passer au déni des sujets qui fâchent : J’ai en mémoire le personnage du conducteur de tank du film « De l’or pour les braves » , éliminant systématiquement toute question d’un « Arrête avec tes ondes négatives » (Donald Sutherland , excellent en « soldat hippie » décalé) permettant d’éluder la complexité et la réflexion !
Dans la P.P se trouve en germe la possibilité de ce balayage d’un revers de manche de la complexité et du nécessaire équilibre des polarités qui composent toutes les dimensions du vivant … (Que nous rappellent le Yin et Yang, formant le cercle global du Tao, ces deux serpents qui se lovent l’un dans l’autre pour donner naissance à une unité d’énergies a priori opposées, mais complémentaires parce que différenciées) :
Un seul exemple : l’emploi du terme « émotions positives » : Une émotion, étant la réponse d’un organisme à un stimulus, ne peut être ni négative, ni positive … Sauf à confondre les notions de « agréable » avec celle de « positif », et le « désagréable » avec « négatif » …
L’habitude prise de considérer l’agréable comme une recherche « normale » a conduit a confondre « désagréable » et « négatif » : et la vision hédoniste qui est le propre du modèle de société occidental explique le succès actuel de la P.P !
Si , effectivement, les conséquences d’une émotion désagréable peuvent s’avérer négatives, cette émotion, en elle-même, n’est qu’un signal… (dont les sources, les mécanismes, et la réponse à y apporter méritent certes notre attention). Or, un signal n’est ni positif ni négatif : seule la signification qu’on lui donne lui confère ce caractère !
Parmi les neuf dynamiques de l’ego, celle de la recherche du plaisir et de la satisfaction est, – du moins en occident- , une des plus prégnantes depuis les « trente glorieuses » , et elle le reste, même si des milieux « alters » commencent à l’interroger, et passer de plaisirs matérialistes à des plaisirs relationnels et « naturalistes » , à la recherche de plus justes équilibres.
Une vision de type systémique ou intégraliste, plus proches des influences orientales, tout en intégrant la nécessité de la « dynamique positivante », ne négligeront pas de regarder en face les aspects dysfonctionnels ou désagréables, sans les éliminer trop rapidement, et de tenter d’agir sur l’ensemble pour rétablir les équilibres.
Prise comme complément à ces visions, la P.P s’avèrera d’une précieuse complémentarité pour élaborer des stratégies plus efficientes, parce que plus énergisantes.
Mais tout individu ou système s’emparant de la P.P et de ses principes -tout à fait pertinents- pour fuir les sujets qui fâchent, sans voir les dégâts et les souffrances réelles qui l’entourent, et les prendre en compte dans sa stratégie de réponse aux difficultés, ne serait qu’un aveugle conduisant d’autres aveugles.
Et toute personne centrée, à travers la P.P, sur la satisfaction de son propre ego et de son unique bien-être, ou celui de sa propre entreprise au détriment de ses clients-fournisseurs-partenaires et sans mesurer la nécessité de changer ce qui doit l’être dans les structures et les fonctionnements générateurs des déséquilibres, ne serait qu’un manipulateur en puissance. Qu’il le fasse consciemment le rendrait coupable, et qu’il en soit inconscient le rendrait complice.
A la décharge de la P.P, c’est le lot de bien des approches, découvertes, enseignements que d’être détournés, plus ou moins consciemment, de leur but honorable initial .
La plupart des découvertes sont porteuses à la fois de progrès positifs pour l’humanité et de « détournements » à usage exclusif de certains egos : le découvreur, généralement de bonne foi et de bonne volonté, voit souvent son travail donner naissance à des usages moins nobles que ceux qu’il envisageait !
N’oublions pas que les premiers travaux de Seligman concernaient « l’impuissance acquise », et non pas « le bonheur retrouvé » : Les évolutions économiques, politiques, militaires, de notre époque peuvent valablement nous questionner sur l’intérêt des puissances dominantes (quelles qu’elles soient : nations, entreprises, organisations financières, technologiques, technocratiques, ou terroristes) à générer l’impuissance des populations plus que leur énergisation vers un mieux-être !
De par leur concepteur commun, la P.P n’est que la polarité inverse de l’impuissance acquise, et « les deux font la paire ».
Parce que les travaux de Seligman ont manifestement intéressé divers services de l’état fédéral américain, et que les Etats-Unis semblent adopter cette vague de P.P, mon côté « intellectuel du vieux continent » ne résiste pas à mener un examen un peu plus approfondi du concept et de ses avantages et inconvénients !
Les expériences menées par Seligman ont montré qu’un sujet soumis répétitivement à un choc inéluctable finit par rester passif, même si par la suite il est mis dans une situation dans laquelle il pourrait agir pour échapper au désagrément. (Je laisse chacun juge du protocole utilisé, qu’une recherche sur internet vous permettra de découvrir)
On voit bien l’usage que des puissances dominantes mal intentionnées pourraient tirer de tels travaux de recherche : n’est-ce pas la stratégie de tout manipulateur pervers de multiplier les « petites piques légèrement agressives » , tout en maintenant l’autre dans une forme de dépendance affective ou économique… Une fois sa cible « accrochée », le manipulateur peut passer à une dose supérieure de violence perverse…
Autrement dit, sur le plan politique, économique, ou financier, est-ce que « le système » (et ses élites) n’a pas intérêt à habituer une « population » à la pauvreté inéluctable, où à la violence inévitable, tout en l’installant dans des dispositifs dont elle ne peut s’échapper, pour éviter son passage à l’action ?
Minute politique : Appauvrissement et dépression généralisés ; Multiplication et amplification des violences sociales, économiques, terroristes : et si ça en arrangeait certains ? Qui, et pour quoi ?
Le maintien en l’état , et donc l’accoutumance progressive à ces « négativités », peuvent s’avérer d’une utilité sociétale indéniable, soit pour insensibiliser peu à peu les foules, soit pour les préparer à accepter qu’il faille allumer le feu d’une violence organisée en réponse. (les réponses guerrières ou les lois sécuritaires étant des formes externes et internes de cette violence légitimée, justifiée par la nécessité de faire face à des violences devant apparaître évidemment comme illégitimes ).
Laissons, contrairement à ses détracteurs, le bénéfice du doute à Seligman : Ayant mesuré l’impact de la négativité répétitive dans une situation d’impuissance, il avait parallèlement mesuré le lien entre la capacité à se sortir des situations stressantes avec la possibilité d’un apprentissage autonome d’une autodétermination sur base de la satisfaction et du bien-être : (Si je peux agir sur mon bienêtre, alors je reste capable de me motiver à sortir des difficultés et d’inventer une solution adéquate).
C’est sans doute pourquoi il a choisi in fine de mettre en avant le positif, l’épanouissement, la satisfaction, comme moteurs vers des progrès individuels ou collectifs.
Laissons de côté le fait que quelques expériences réalisées avec des chiens, dans un dispositif assez sommaire, sont assez éloignées des réalités vécues par des humains –sujets psychologiques complexes- au sein d’un environnement social encore plus complexe, et que cela est assez insuffisant pour arguer avec insistance du caractère « scientifique » de la P.P …
Louons au passage le fait que les travaux des neurosciences permettent de mesurer les vertus de la méditation et de la pleine conscience, de l’expression des émotions agréables, et des valeurs d’engagement et d’autodétermination, sur la production des hormones dites « positives », mais rappelons que ces pratiques et leviers, loin d’être l’apanage de la P.P, sont aussi ceux d’approches du courant de la psychologie humaniste qui lui est antérieur, et d’autres voies traditionnelles existant de longue date.
Alors, psychologie positive : Oui bien sûr … Plutôt deux fois qu’une : Mais à la condition qu’elle ne soit pas l’occasion d’un arbre vert qui cache la forêt malade !